Fabienne MOTTO EI
Psychologue à Meyzieu

Comment comprendre les psychopathologies liées au harcèlement au travail ?


Des enquêtes réalisées dans différents pays révèlent que le harcèlement psychologique au travail est un phénomène préoccupant venant impacter les travailleurs de façon croissante. Selon la troisième enquête européenne sur les conditions de travail (Fondation de Dublin, 1999), 9 % des salariés (près d'un sur 10) ont fait l'objet d'intimidations ou de harcèlement moral sur leur lieu de travail. Tous les secteurs professionnels sont concernés avec une fréquence plus importante pour le commerce, les services, la santé et les activités sociales (Dejours et Gernet, 2016). Le sujet est délicat pour plusieurs raisons : il vient toucher à l'intégrité de la personne, il pose la question de la preuve, il peut être analysé de façon partiale (fragilité particulière du salarié, patron inhumain, harceleur pervers...). Alors à quoi correspond-il ? Quels sont les repères fiables pour l'identifier ? Comment l'analyser ?

Définitions du harcèlement au travail

Les études sur le harcèlement psychologique au travail dans la littérature francophone font état de plusieurs définitions (Quand le travail devient indécent : le harcèlement psychologique au travail, Soares, 2002). Je n'en retiendrai ici que quelques unes.

Le terme de "harcèlement psychologique" a été introduit dans l'espace public à partir des années 1990 en particulier suite aux travaux de Heinz Leymann (1996) sur le mobbing (synonyme de harcèlement moral). Pour cet auteur, il renvoie à :

"une forme de terrorisme psychologique qui se manifeste par l'enchaînement, sur une assez longue période, de propos et d'agissements hostiles qui, pris isolément, peuvent sembler anodins, mais dont la répétition constante a des effets pernicieux (1996, p. 26-27)." (Intervenir contre le harcèlement au travail : soigner et sévir ne suffisent pas, Leclerc, 2005).

Les travaux de Marie-France Hirigoyen sur le sujet (1998, 2001) ont permis au phénomène de bénéficier d'une plus large audience dans le public. Selon elle, le harcèlement sur le lieu de travail renvoie à :

"toute conduite abusive (geste, parole, comportement, attitude...) qui porte atteinte, par sa répétition ou sa systématisation, à la dignité ou à l'intégrité psychique ou physique d'une personne, mettant en péril l'emploi de celle-ci ou dégradant le climat de travail (Hirigoyen, 2001 : p. 13)." (Quand le travail devient indécent : le harcèlement psychologique au travail, Soares, 2002).

Enfin, pour le Conseil économique et social (2001), "Constitue un harcèlement moral au travail, tous agissements répétés visant à dégrader les conditions humaines, relationnelles, matérielles de travail d'une ou plusieurs victimes, de nature à porter atteinte à leurs droits et leur dignité, pouvant altérer gravement leur état de santé et pouvant compromettre leur avenir professionnel.".

Pour Dejours (Le harcèlement au travail et ses conséquences psychopathologiques : une clinique qui se transforme, 2019), le harcèlement au travail n'est pas un phénomène nouveau "Il a toujours existé dans le monde du travail...". On en trouve des traces dans l'Antiquité (maîtres/esclaves), puis dans l'ancien régime (commis du seigneur/serfs), durant tout le XIXème siècle vis-à-vis du monde ouvrier et au XXème siècle sur les chaînes de montage (contremaîtres/ouvriers). Selon lui "En d'autres termes, ce qui a changé n'est pas tant le harcèlement comme pratique ou comme technique d'intimidation que l'augmentation impressionnante des pathologies mentales consécutives au harcèlement. La question qui se pose alors est de comprendre pourquoi aujourd'hui il y a tant de malades à cause du harcèlement alors qu'autrefois les travailleurs harcelés réussissaient à surmonter leur souffrance".

Cet auteur introduit dans les pathologies du harcèlement une distinction entre le harcèlement sexuel et le harcèlement moral (Psychopathologie du travail, Dejours et Gernet, 2016, p. 95). En s'appuyant sur les travaux de Drida (1999), il met également en avant le fait que la mise en place du processus du harcèlement moral suppose le consentement des collègues qui sont témoins passifs du détournement des rapports de travail de leur finalité.

Pour Leyman (1996), le harcèlement psychologique peut être vertical (dans la hiérarchie) ou horizontal (entre collègues). Dans la situation où le harcèlement psychologique est dit vertical, Damien Cru (Le mal-être au travail, comment intervenir ?, 2001), introduit une différence entre un management ouvertement impliqué dans la désorganisation du lien social et un management ambigu qui condamne le harcèlement comme abus tout en faisant des choix de gestion le favorisant. Enfin, Soares (2002) ajoute un autre cas de figure où "la gestion est responsable du harcèlement par incompétence managériale ou par absence d'un style de leadership".

Pourquoi les psychopathologies liées au harcèlement au travail se développent-elles ?

Selon Leclerc (2005), de nombreux travaux montrent les liens qui existent entre certains types d'organisation du travail et le harcèlement. Elle estime alors que le harcèlement psychologique au travail "peut se comprendre comme le symptôme ou le révélateur d'une violence instituée qui vise la déstabilisation psychologique des individus et la destruction des collectifs de travail afin d'imposer une logique organisationnelle où les intérêts du capital prévalent sur tout autre considération humaine".

Dejours et Duarte (2019) établissent un lien direct entre le développement des pathologies mentales et l'apparition de nouvelles entités cliniques, et les changements dans l'organisation du travail. Ils montrent comment l'histoire du harcèlement au travail est corrélée aux changements introduits dans les organisations du travail.

Pour eux, l'évaluation individualisée des performances apparue dans les organisations du travail dans les années 1970, provoque des effets toxiques sur la santé mentale. Ne prenant pas en compte le travail réel, elle produit des injustices "et des sentiments de déception, d'amertume, de ressentiment et de souffrance". Elle stimule la concurrence de tous les salariés entre eux quitte à devenir une menace. Elle pousse ainsi à travailler toujours plus. Enfin, l'évaluation individualisée des performances génère de la concurrence entre collègues et de la rivalité. A tel point que les relations de confiance se dégradent, l'entraide diminue "et à la fin la convivialité et le vivre ensemble cèdent la place à l'égoïsme, à la déloyauté, à l'agressivité, à l'hostilité et surtout à la solitude". Pour ces auteurs, cette évaluation quantitative a des conséquences déterminantes dans l'apparition des pathologies du harcèlement : "la course à la performance quantitative devient un prétexte de harcèlement et un instrument de manipulation dans les mains de n'importe quel chef"  et si une personne est prise pour cible d'un harcèlement au travail public (au vu et au su de tout le monde) "personne ne bougera, personne ne s'interposera, personne ne protestera". Ainsi, cet état de solitude devient déterminant dans la fragilisation d'un individu face au harcèlement. Pour ces auteurs "C'est l'introduction de l'évaluation individualisée des performances qui a transformé l'organisation du travail et qui est la cause première de l'augmentation des pathologies de surcharge et des pathologies dépressives consécutives au harcèlement". Les collègues passifs témoins complices du harcèlement de collègues finissent par trahir leurs valeurs "Le harcèlement au travail ne touche pas que la victime. Il a une efficacité sur les autres, il fait d'eux des lâches et il répand la peur".

A partir des années 2010, l'organisation du travail est passée des mains de ceux qui avaient une expérience du travail et des métiers qu'ils organisaient et dirigeaient à celles de gestionnaires. C'est le fameux "tournant gestionnaire" témoin de la progression mondiale du néo-libéralisme. Pour ces auteurs, "Nous sommes ainsi entrés dans une nouvelle ère de l'organisation du travail où l'ancienne conception de la direction d'entreprise et du gouvernement par référence à des lois et à des règles, a été remplacée par ce qu'on désigne sous le nom de "gouvernance par les nombres"". Cette façon de gouverner est d'abord fondée sur l'évaluation individualisée des performances mais également sur d'autres dispositifs et notamment sur la "standardisation ou normalisation des modes opératoires". Ils considèrent qu'elle est un non sens dans toute activité de service qui suppose justement de s'ajuster au bénéficiaire. Ajoutée à la pression productiviste-quantitativiste de l'évaluation individualisée des performances, on assiste à une dégradation impressionnante de la qualité du service et à l'apparition et au développement de la souffrance dite éthique (lorsque je dois poser des actes que mon sens moral réprouve). Cette souffrance peut conduire à la dépression voire au suicide.

Comment prévenir ou lutter contre les effets du harcèlement au travail ?

Selon Leclerc (2005), pour lutter contre le harcèlement psychologique au travail, les entreprises ont tendance à recourir majoritairement à la voie informative, à la voie informelle de la médiation et du soutien psychologique et à la voie formelle administrative ou juridique. De façon plus marginale, elles font le choix de la parole et et de l'action collective. Ce dernier type d'intervention est pourtant le plus efficace.

En effet, nous venons de voir ci-dessus les liens entre le développement des psychopathologies du harcèlement et l'organisation du travail. Même si les formes d'intervention au cas par cas ont le mérite d'exister, il n'est pas réaliste de ne pas prendre en compte le contexte organisationnel (choix socio-économiques, dimensions organisationnelles) à la source du harcèlement au travail.

Pour Leclerc (2005), "Les interventions à promouvoir doivent contribuer à retisser les liens de solidarité fragilisés par des formes d'organisation du travail et de gestion qui placent les personnes en situation constante d'insécurité, de surcharge et de compétition. Elles doivent permettre la parole et l'action collective".

Pour Dejours et Duarte (2019), "C'est par la reconstruction des liens de coopération qui ont été détruits par le tournant gestionnaire qu'il est possible d'envisager une action de prévention rationnelle contre le harcèlement au travail et ses conséquences délétères sur le plan psychopathologique".

Ces nouvelles formes d'organisation du travail génèrent de la souffrance au travail qui est directement liée au fait d'empêcher les salariés de faire un travail de qualité.


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