Depuis plusieurs années je me demande régulièrement pourquoi les travaux des scientifiques sur la destruction de la biodiversité et ses effets délétères sur le monde du vivant restent sans effets... Je pense en premier lieu au rapport Meadows sur les limites de la croissance qui date de 1972 mais aussi aux travaux sur le réchauffement climatique, son origine et ses effets. Nous sommes en 2025 ! C'est comme s'il y avait un aveuglement général ou une difficulté à faire autrement... J'ai récemment découvert les travaux d'Olivier Hamant, biologiste, directeur de recherche INRAE au laboratoire de Reproduction et Développement des Plantes (RDP) à l'ENS de Lyon. Il dirige également l'institut Michel-Serres et travaille sur les nouvelles relations de l’humanité avec la nature. A partir de ses travaux, il préconise un modèle de société qui s'inspire du vivant, en ayant recours à la notion de robustesse plutôt qu'à celle de la performance qui, selon lui, est devenue un culte et dont on a du mal à se défaire. Je propose ici, sur la base d'articles et de vidéos, de résumer l'essentiel de son propos avant de préciser en quoi il m'intéresse tout particulièrement.
Le culte de la performance et ses limites
O. Hamant considère que l'injonction de performer est partout "tout est optimisé" (Vidéo, La révolution de la robustesse). Il pense que nous arrivons à la fin du culte de cette performance : "Elle fait du Burn Out des humains, des éco-systèmes. Elle devient contre-productive" (Vidéo, Comment être rentable dans un monde instable ?, 18-11-2024).
Il la définit comme la somme de l'efficacité et de l'efficience (efficacité = atteindre son objectif / efficience = avec le moins de moyens possibles). Son approche est systémique. Si la performance peut être utile, elle n'est pas toujours positive. Dans un contexte où il y a des ressources, elle a du sens. Par contre, dans un autre contexte, celui d'un monde où il y a de moins en moins de ressources et de plus en plus de fluctuations (pollution, changement climatique...), ce mode de gestion interroge.
Il formule trois critiques à l'encontre de la performance :
- optimiser fragilise : miser sur l'efficacité, l'efficience, c'est s'enferrer dans une voie étroite. On se canalise, on atteint son objectif et on rate tous les autres. O. Hamant prend fréquemment l'exemple du canal de Suez. L'optimisation du transport maritime international amène une fragilité dans un monde de plus en plus instable. En 2021, un porte conteneur s'est mis en travers du canal et a permis à l'Europe de mesurer sa dépendance à l'égard de la Chine et de l'Inde pour des produits vitaux comme les médicaments par exemple.
- la notion des effets rebonds : réduire les limites (physiques, sociales...) à l'utilisation d'une technologie entraîne l'augmentation de sa consommation. Si les gains en efficience permettent des économies à cour terme, l'attractivité générée entraîne des usages beaucoup plus importants, crée de nouveaux besoins et amène donc à une consommation globale plus importante des ressources.
- la loi de Goodhart : "lorsqu'une une mesure devient un objectif, elle cesse d'être une bonne mesure" (La notion de robustesse pour interroger le modèle de l'économie circulaire, Eclaira, A. Prémillieu, 08-07-2024). Ainsi, les indicateurs de performance ne sont plus fiables lorsque la performance vise l'autojustification. Ils peuvent même devenir délétères : dopage chez les athlètes, le mode d'évaluation trop étroit des chercheurs pousse à publier trop et trop vite ce qui donne des articles de moins bonne qualité...
Pour O. Hamant, mettre l'accent sur la performance fait qu'elle est toujours relative. On fait de la compétition. Et ce sont toujours les plus violents qui gagnent. Elle s'exerce contre les plus défavorisés et contre les éco-systèmes. Ainsi, la performance a amené un effondrement de la biodiversité, des pollutions globales et une crise climatique. On peut même parler de crise socio-écologique. Crise sanitaire, géo-politique, remous sociaux, méga-feux, inondations, tempêtes...
Les rapports scientifiques (GIEC, UICN, IPBES, CIA, Forum Economique Mondial, OCDE...) s'accordent pour dire que le 21ème siècle sera turbulent, fluctuant. Alors comment y vivre ?
Le choix de la robustesse plutôt que de la performance
Notre performance fait la guerre à la vie, le levier est donc de préserver la vie. Pour O. Hamant, les êtres vivants vivent depuis des millions d'années dans un monde fluctuant. A ce titre, ils peuvent beaucoup nous apprendre.
L'analyse systémique des réseaux du vivant (moléculaires, neuronaux, physiologiques) au sein d'éco-systèmes au cours de l'évolution, montre que les êtres vivants sont sélectionnés pour être tout d'abord robustes. "La robustesse consiste à maintenir le système stable malgré les fluctuations, à court terme. A long terme, c'est maintenir le système viable malgré les fluctuations." (Vidéo, Assemblée pour la Transition écologique et sociale INSA Lyon, Santé commune O. Hamant, 2024).
Or, pour être robuste, il ne faut pas être performant ! En effet, le vivant est défini par un ensemble de contre-performances : il est inefficace, hétérogène, aléatoire, redondant, incohérent, lent... autant de caractéristiques qui permettent de mettre du jeu dans les rouages et de rendre les systèmes vivants plus robustes.
Dans le vivant, il y a aussi des moments de performance mais la plupart du temps, il fait preuve de robustesse ce qui lui permet de gérer les fluctuations du monde. En effet, pour ajouter des marges de manoeuvre pour faire face aux fluctuations, il réduit sa performance. Autrement dit, le vivant est robuste car il n'est pas tout le temps performant. A titre d'exemple, O. Hamant prend souvent celui du corps humain qui fonctionne de façon satisfaisante à 37 degrés (soit 10/20) et de façon très performante à 40 degrés (soit 19/20) pour lutter contre un agent pathogène sur un court terme. Il peut le faire car il a gardé des marges de manoeuvre pour cela. Pour lui, ce processus est vrai pour toute la chaîne alimentaire.
Les êtres vivants sont inachevés. Ils ne sont pas parfaitement adaptés, ils sont d'abord adaptables. Ils se construisent sur leurs points faibles.
Dans un monde de plus en plus fluctuant, il s'agirait alors de devenir de plus en plus robuste. Mais, qu'est-ce que cela veut dire concrètement ?
Cela signifie diversifier, explorer (contrairement à s'enferrer dans une voie étroite). Par exemple, en agriculture, auparavant on exploitait les éco-systèmes pour augmenter la production. Il s'agit aujourd'hui pour les agriculteurs de stabiliser leur production. Ils se demandent comment la production peut nourrir les éco-systèmes. La situation est inversée.
Ce basculement est déjà engagé par certains. On voit fleurir des initiatives qui vont dans ce sens et qui laissent augurer d'un changement culturel qui va dans le sens de la robustesse. Par exemple, l'agroécologie, la permaculture, les jardins créoles dans les Caraïbes, développant une agriculture basée sur de la bio-diversité. Celle-ci est beaucoup plus robuste car les parcelles sont autonomes, capables de gérer elles-mêmes les sécheresses, les pathogènes, grâce à la diversité cultivée. Autre exemple actuel : la prolifération des ateliers de réparation citoyenne et intégrés dans les grandes entreprises qui parallèlement à la fabrication de leurs produits vendent des services de réparation. De même, le développement du modèle coopératif (coopératives, habitat coopératif) est plus robuste sur le plan social et psychologique.
Enfin, notre modèle sociétal peut être repensé à l'aune de la notion de robustesse pour réconcilier biodiversité, innovation et économie (La notion de robustesse pour interroger le modèle de l'économie circulaire, Eclaira, A. Prémillieu, 08-07-2024) : "Pour cela, il est nécessaire de remettre au coeur de nos préoccupations les trois principes intrinsèques au vivant : la coopération, la circularité et la robustesse".
Alors pourquoi cette approche a tant raisonné en moi, de mon point de vue de psychothérapeute, psychologue du travail ?
Se recentrer sur le vivant pour mieux vivre ensemble
L'approche d'Olivier Hamant me parle particulièrement pour plusieurs raisons.
Tout d'abord elle replace la vie et ses processus de développement au centre. Il part effectivement du vivant et de ses caractéristiques pour en retirer des enseignements pour faire face aux enjeux vitaux qui se posent à nous en ce début de 21ème siècle.
Sa perspective est systémique et met en lien les ressources naturelles, ce qui sous-tend nos comportements actuels (la logique de la performance), nos modèles économiques. Comment continuer à vivre comme si les ressources naturelles étaient inépuisables ? Comment poursuivre une logique gestionnaire en entreprise en laissant de côté la qualité de ce qui est produit et la santé de ses salariés ? Comment continuer à faire croire que les désirs de consommation seront forcément satisfaits ? Il appelle au bon sens et à sortir de l'idéologie de la croissance matérielle illimitée.
Cela remet pour moi du sens dans un monde qui me semble chaotique, parfois délirant, affolé sûrement . Du sens ? En recentrant sur ce qui me paraît le plus important, la vie, le monde du vivant et en en prenant soin. En ordonnant de ce fait les priorités. Respecter la vie, le vivant, redonne de la dignité.
En 2023, O. Hamant a participé à la rédaction d'un ouvrage collectif qui s'intitule "Manifeste pour une santé commune" ( F. Collart Dutilleul, O. Hamant, I. Negrutiu, F. Riem, 2023). Les auteurs proposent de baser toute politique sur la notion de santé commune, perçue comme la conjonction de trois santés : celle des milieux naturels sur le temps long, la santé sociale en garantissant un accès équitable aux ressources (socle des droits fondamentaux), la santé humaine comme état de complet bien-être physique, mental et social. L'idée de fond est que dans un monde fluctuant il est nécessaire dans un premier temps de prendre soin des milieux naturels. En prendre soin crée du lien social. Ce faisant, cela contribue à la santé humaine. La santé commune est alors conçue à la fois comme un objectif et une méthode pour vérifier, via un outil opérationnel, que tout projet (économique, social, politique) soit respectueux des trois santés, mesure son impact sur les ressources naturelles primaires (eau, sol, biomasse) et teste sa robustesse face à des facteurs de crises.
Dans mon métier de psychothérapeute, je me mets à l'écoute des personnes, de leurs émotions, de leurs sensations, de leur corps. Je suis particulièrement sensible à l'accueil de la vie, des forces de vie de la personne, de ces endroits dont on dit que la personne est entre la vie et la mort. Cette écoute, très particulière, est une façon de prendre soin de - et de restaurer - ce qui fait l'essentiel de chacun.
En tant que psychologue du travail, je vois aussi combien certaines organisations du travail au nom de la performance deviennent maltraitantes à l'égard de leurs salariés en mettant en place des systèmes d'évaluation qui isolent, cassent les solidarités et poussent à un travail qui n'est plus de qualité. Le rôle joué par les collectifs de travail sur la santé au travail est clairement établi par la littérature scientifique (Caroly, Clos, Dejours).
Je crois aux initiatives de citoyens qui se regroupent pour constituer des collectifs et inventer des solutions alternatives aux problèmes sociétaux qu'ils rencontrent. Même s'ils font je trouve trop peu l'objet de l'intérêt des médias populaires, ils constituent une force que je ne pense pas négligeable.